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Lexicologie végétarienne 20 septembre 2012

De Guanaco

En France, les végétarien-ne-s sont tellement embêtant-e-s que c’est même une difficulté de les nommer. À vrai dire, même pour eux ce n’est pas évident, comme le prouvent de récurrentes questions sur le forum Végéweb : ici est le dernier exemple. Il n’est pas rare que de nouveaux et nouvelles arrivant-e-s soient corrigé-e-s sur une utilisation hasardeuse de tel ou tel qualificatif.

Il y a une règle générale, qui s’organise comme un savoir :

  • Végétarien-ne : personne qui mange des oeufs, du lait et leurs dérivés respectifs, mais pas de viande ni de poisson.
  • Végétalien-ne : personne qui ne mange aucun produit d’origine directement animale, définition qui pose problème. Le miel est-il directement d’origine animale ? En général on répond que oui.
  • Végan ou même vegan ou encore végane : personne végétalienne qui ne consomme aucun produit directement animal, sous quelque forme que ce soit.

J’aimerais montrer d’où vient ce classement fastidieux, illégitime et illogique, et voir s’il est possible ou non d’en proposer un plus adapté.

Étude d’arbres, Edouart Manet, 1859, Huile sur toile, 53.6 x 28.4cm, Collection privée

J’en profite pour démarrer une idée que j’ai en rayon depuis quelques temps : des fiches lexicologiques sur ce blog, pour dialoguer plus efficacement avec les omnivores (nous savons tous que la plupart des discussions entre végétarien-ne-s et omnivores sont inefficaces ; c’est une question de mots en grande partie).

J’utilise dans cet article le Dictionnaire historique de la langue française, d’Alain Ray, un cadeau de mon père.

Végétal

Il semble être écrit que dans tous mes articles il y aura un paragraphe latin. Ce n’est pas sans raison ; la littérature latine est végétarienne, jugez vous-mêmes : le latin auctor, « l’auteur d’un livre », signifie à l’origine « celui qui fait croître un végétal », quelque chose comme « jardinier ».

Végétal est un emprunt (attesté vers 1560 chez le médecin Ambroise Paré) au latin médiéval vegetalis, dérivé du bas-latin (on veut dire par là le latin de la populace, mais sa réalité linguistique est contestée des historiens) vegetare qui signifie « croître », et en latin impérial (latin classique tardif, l’appellation est déjà plus solide historiquement que la précédente) « animer, vivifier ».

Et là il y a un problème. Quel problème ? Attendez voir. Vegetare est dérivé du latin classique (on entend par là le latin de Cicéron et Jules César, Ier siècle avant le Christ) vegetus qui signifie « vif, animé, vigoureux », lui même de vegere, « animer », que l’on rapproche archaïquement de vigere, « être vigoureux, plein d’énergie » et même « fleurir ». Vegere et vigere dérivent d’une racine indo-européenne °weg-, °wog-, qui a donné l’anglais wake, l’allemand wachen, le français vigilance, etc. Pour ce qu’est l’hypothèse indo-européenne, voir ci-dessous.

Toutes ces langues sont supposées « provenir » de l’indo-européen

Est-il nécessaire de remonter à l’indo-européen pour savoir ce qu’est un-e végétarien-ne ? Non, sans doute pas. Mais ça n’est pas sans intérêt. Premièrement, l’élément le plus évident pour distinguer le végétal de l’animal est en fait au coeur même du mot végétal ! Les animaux sont éveillés, ils guettent les dangers, ils sont vigoureux, mais tous ces mots viennent de la même « racine » (le terme est d’occasion) que le mot même de végétal.

J’étais cet été au jardin japonais de Maulévrier. J’ai effleuré la Mimosa pudica, la plante sensitive, qui se rétracte quand on la touche. Elle est d’une rapidité exemplaire. On ne peut faire de distinction entre animaux et végétaux à partir seulement de leur vigueur, comme le fait parfois Yves Bonnardel, car la vigueur est végétale. Végétarien, il faut que je sois prêt à dire que la vigueur n’est pas à sauver dans ce monde. Pour distinguer l’animal (dans tous les sens de ce verbe), il faut d’autres critères, psychologiques, axiologiques, eudémonologiques !

Fin de l’histoire : au XVIIIe siècle, le verbe végéter qui jusqu’alors signifiait juste « pousser, croître », prend son sens d’aujourd’hui. Je pense qu’on a progressivement acquis une distinction entre ceux et celles qui vivent à la ville, qui sont vigilants et actifs, face à ceux et celles qui vivent à la campagne, dans la végétation, qui végètent, voire qui végétaillent comme dirait Benjamin Constant. Imaginaire idiot et non fondé, dois-je le préciser.

Ça c’est le « mimosa pudique », tu le touches il se rétracte.

Il y a des gens à l’École normale sup de Lyon qui n’aiment pas les anglicismes : j’ai lu des placards du type « nous ne sommes pas des colonisés ! Refusons les anglicismes ». Ces gens-là ne doivent pas aimer beaucoup les végétariens. Le terme vegan est un emprunt récent, mais le terme végétarien lui-même est un emprunt, plus ancien, à l’anglais, mais avec détour.

Le mot anglais vegetable est une exportation française vendue à coups d’épées par Guillaume le Conquérant, comme beaucoup de mots par ailleurs. C’était vraiment dit tel quel en ancien français : végétable. Ça voulait dire plante.

Zapping temporel : du XIe siècle, on passe au XIXe. Une école de philosophie anglaise réfléchit au sens de la vie d’un point de vue hédoniste : c’est l’utilitarisme, qui considère le plaisir comme seule raison de se lever le matin. C’est cette école qui a le plus fait pour la cause végétarienne. Il n’est que de citer un paragraphe que j’aime infiniment.

La plupart d’entre vous ont entendu parler de ce texte. Je vous demande néanmoins de le lire avec lenteur et en respirant amplement.

The day has been, I am sad to say in many places it is not yet past, in which the greater part of the species, under the denomination of slaves, have been treated by the law exactly upon the same footing, as, in England for example, the inferior races of animals are still. The day may come when the rest of the animal creation may acquire those rights which never could have been witholden from them but by the hand of tyranny. The French have already discovered that the blackness of the skin is no reason a human being should be abandoned without redress to the caprice of a tormentor. It may one day come to be recognised that the number of the legs, the villosity of the skin, or the termination of the os sacrum are reasons equally insufficient for abandoning a sensitive being to the same fate. What else is it that should trace the insuperable line? Is it the faculty of reason or perhaps the faculty of discourse? But a full-grown horse or dog, is beyond comparison a more rational, as well as a more conversable animal, than an infant of a day or a week or even a month, old. But suppose the case were otherwise, what would it avail? The question is not, Can they reason? nor, Can they talk? but, Can they suffer?

Jeremy Bentham, par Henry William Pickersgill, National Portrait Gallery.

Ce texte est tellement fou et insolent que le grand philosophe utilitariste Jérémy Bentham l’insère dans une note de bas de page du tout dernier chapitre de ses Introductions to the Principles of Morals and Legislations. Peter Singer est le premier philosophe utilitariste à en tirer les conséquences ailleurs que dans des notes de bas de page.

Dans ce contexte naît tout naturellement la Vegetarian Society en 1847, qui existe toujours. Je lis sur Wikipédia qu’elle a un fondement plus religieux que l’utilitarisme en soi, d’accord.

Diffusé par cette société, le terme remplace une espèce d’insulte à la française qui qualifiait les végétariens dès 1867 : légumiste. Je n’ai pas envie de sauver ce mot, ne serait-ce que pour ne pas discriminer les céréales qui nous sauvent la vie. (Surtout à nous étudiants qui vivons de pâtes complètes).

Végétalisme, c’est une invention française. On crée ce truc au XIXe siècle et ça veut dire « transformation en végétal ». Une fois que le mot est formé, on le saupoudre de revendications alimentaires et on en fait un synonyme de « végétarisme strict ».

Vegan, ou véganvégane, je ne sais, est un emprunt récent qui est sûrement dû à l’activité de l’association PETA, comme végétarien était dû à la Vegetarian Society. En anglais, vegan est juste un raccourci censé faire plus sexy que vegetarian. Autrement dit, c’est le même mot.

D’où une question. Pourquoi est-ce qu’on a toute cette ribambelle de termes en français, et un seul mot en anglais ? Je suis végétarien depuis plus d’un an, et je n’arrive pas à passer complètement au végétalisme. Si j’avais été anglais, aurais-je eu tant de mal à me passer du lait et des oeufs ? Les termes français végétalien et vegan repoussent la pratique qu’ils désignent. Végétalien en fait une difficulté supplémentaire au végétarisme, et vegan semble un jargon d’initiés alors même qu’il servait, en anglais, à une plus large diffusion du végétarisme.

Ce classement est irréfléchi. Il faudrait des mots qui permettent de replacer la pratique végétarienne dans son évidence et dans son universalité. Un seul exemple de possibilité :

  • Végétarien-ne : personne qui ne consomme pas de produits animaux. Point. Des chaussures sans cuir, ce ne sont pas des chaussures vegan, mais simplement des CHAUSSURES VEGETARIENNES, comme j’entendais le dire près de Bordeaux d’ailleurs.
  • Ovolactovégétarien-ne : personne qui consomme quand même du lait et des oeufs. La lourdeur des préfixes doit permettre de se représenter la lourdeur de l’ajout que l’on fait au simple végétarisme quand on l’encombre de lait et d’oeufs.
  • Herbivore : personne qui ne mange pas de produits animaux (c’est pour l’opposer à omnivore mais sans la moindre connotation militante).
  • Végétalien-ne : personne qui se transforme en végétal.

Je ne veux pas dire de moi que je suis « végétalien », et encore moins « vegan« .

Une dernière remarque : végétalvigueur et tout le barda n’ont rien à voir avec Vigogne, qui est une flemmarde.

Hein, moi ?

Tant qu’on y est, un point sur la marge.

Marge

Vous vous souvenez de la petite note de Bentham en marge de son bouquin ? Avec les végétariens, c’est tout le temps comme ça. On passe notre temps à développer et promouvoir des idées, des actions et des réalités qui ne se trouvent jamais au centre, mais toujours en marge. Et ça, c’est la définition étymologique du marginal.

Regardez, même dans le rayon Yaourts, les seuls pots comestibles pour végétariens sont là !

Là c’est les Sojasun.

Et ça mais c’est juste partout pareil !

Marge vient de margo en latin, « bord, bordure ». Le latin vient lui-même de la racine indo-européenne °mark- qui voulait dire tout simplement… « signe ». °mark- a donné notre marque, l’allemand mark, qui fut leur monnaie avant l’euro si des très jeunes me lisent, etc. Je ne sais pas s’il faut en conclure que le signe pose des marques, délimite, s’inscrit dans des bornes ou bien que le signe est une marge, les deux feraient une belle conclusion de dissertation.

Strict

Enfin, puisque j’ai expliqué ailleurs pourquoi le mot extrémiste est une idiotie, j’ai le temps d’expliquer pourquoi je préfère qu’on dise strict.

Nous sommes des végétariens stricts. Le mot vient du verbe latin stringere qui donne au supin : strictum. Alors en général la langue française déteste ce genre de débuts de mots acrobatiques pour la langue. Si l’anglais s’accomode de strange, le français rajoute un -e (qui absorbe le -s) : étrange. Ça depuis le IVe siècle.

Mais c’est sans compter les savants ! Très tardivement, au XVIIIe siècle, ils forment le mot strict à partir du latin, sans considération pour le confort de la langue. Pendant ce temps, le verbe stringere faisait dans les couches populaires son petit bout de chemin. Avec un e- initial de rajouté, une diphtonguaison, quelques margouillis à la fin du mot et un passage de -tre à -dre, on aboutit à : étreindre !

A.L.F. de Jérôme Lescure, sortie en novembre 2012.

Or, le végétarisme strict est précisément une étreinte, celle des animaux et des générations. L’étreinte est un geste exclusif : je ne garde du monde que ce que j’étreins, je ne pense plus au reste pour un moment. Franck Kovick, dans le film A.L.F., dira :

Je ne pense qu’aux animaux.

Disant cela, Kovick n’est pas extrémiste. Kovick est strict.

Il n’y a pas de conclusion à cet article, parce qu’elle vaut mieux absente que bâclée.