Vigogne s’associe à moi pour vous souhaiter une enrichissante et heureuse année 2013.
De Guanaco
J’espère que vous avez passé un aussi bon Noël que moi.
Généralement, Noël est une belle occasion pour les végétariens de compléter leur bingo des stupidités omnivores. Moi, je suis rentré quasiment bredouille. Pensez : seulement un cri de la carotte, et un lion qui mange la gazelle.
C’est étonnant comme les omnivores reprennent sans cesse, au mot près, les arguments de ce bingo. Les cases en sont traduites, par Insolente Veggie, d’un bingo américain. Ce qui me frappe, c’est que le bingo américain a certaines cases absolument différentes, qu’IV a eu le bon sens de ne pas traduire. Dieu n’est jamais cité par les omnivores français, par exemple, pourtant c’est le premier argument du bingo en anglais. Autre pays, autre bingo. Au plus grand massacre de l’histoire, il n’y a donc rien d’autre que des justifications culturelles, contingentes et incommunicables. Je n’en suis pas gêné : il serait idiot de penser que nos raisonnements les plus scientifiques, les plus rationnels, sont tout à fait libérés de notre imaginaire et de notre culture.
Mais quelle culture est à l’oeuvre, exactement, quand il s’agit d’obtenir un permis de tuer ?
Le lion mange la gazelle
De toute évidence, il manque quelque chose à cet argument pour qu’il soit un argument. Sujet, verbe, complément direct : la forme primitive de la grammaire française, dirait Chomsky. Nous sommes face à une assertion, pas à un raisonnement. Si l’on empruntait provisoirement à Aristote son modèle du raisonnement, le syllogisme, il manque au moins deux propositions. On peut tenter de les restituer.
Le syllogisme est en trois temps : prémisse 1, « Socrate est un homme », prémisse 2, « les hommes sont mortels », conclusion : « Socrate est mortel ». Difficile de construire avec des mots une certitude plus rigoureuse, non ?
Le lion mange la gazelle : nous entendons toujours cette proposition dans un contexte de défense omnivore. La conclusion du syllogisme, la visée de cette défense, c’est qu’il est juste de manger de la viande. Personne ne me contestera une telle explicitation.
Reste à rétablir une seconde prémisse. La logique distingue généralement une prémisse mineure, le cas particulier, et une prémisse majeure, le cas général. Le lion mange la gazelle : est-ce un cas particulier ou général ? Pour que le cas particulier soit omis, il faudrait qu’il ait été évoqué plus tôt dans la conversation, qu’il soit présent à l’esprit : ou bien mon convive de Noël aurait-il fait allusion à un lion illustre ? à un fameux repas de gazelles si connu qu’il n’est même plus à rappeler ? Je ne connais pas de repas de gazelle, je ne peux que comprendre son assertion comme le cas particulier. Quel est alors le cas général ? Nous en sommes à cette étape :
– Le lion mange la gazelle.
– … ?
– Donc il est juste de manger de la viande.
Inutile de retarder l’affaire, vous l’avez immédiatement compris : la seule prémisse logique, la seule possible, c’est Il est juste d’agir comme un lion. Et là, de deux choses l’une.
Soit mon interlocuteur ne connaît du lion que le gentil personnage de Walt Disney, ou qu’un héros d’album pour enfant, comme le décrivait Umberto Éco (lisez, c’est un article de Vigogne, c’est une perle rare).
Mais impossible : ce Noël, celle qui m’a dit « le lion mange la gazelle » était docteure en biologie. Aucun biologiste n’a une telle vision des lions, même les plus vieux et les plus fervents biologistes végétariens comme Yves Christen.
Ceux qui me sortent régulièrement l’argument du lion et de la gazelle sont les mêmes qui s’indignent dès qu’un fait divers met en scène quelqu’un qui pense à ses intérêts avant ceux de sa femme, à se nourrir avant de nourrir ses enfants, ou même quelqu’un qui abandonne ses enfants : comportements communs chez les lions. Les lions sont beaucoup plus que nous contraints par la loi du plus fort. Ma biologiste le savait parfaitement, si on le lui demandait.
Il apparaît même que, si on lui demandait, cette personne renierait probablement sa propre prémisse majeure, ce il est juste d’agir comme un lion. Dans n’importe quelle autre situation, elle s’en indignerait. Supposons-la de bonne foi (condition nécessaire à la discussion) : elle n’a pas pensé à la prémisse, et ce qu’elle sous-entendait, ça ne lui est pas même passé par la tête.
Donc il n’y a pas de prémisse majeure. Donc cet argument n’est pas un raisonnement aristotélicien. Il s’en remettra, et moi aussi. Je suis loin de considérer qu’un argument est invalide seulement parce qu’il ne suit pas Aristote ; mais ici, c’est un autre mode de réflexion qui apparaît.
« Le lion mange la gazelle », ou « mange le zèbre » dans sa version américaine (essayez sur Google de taper « le lion mange », Google vous proposera, « la gazelle ». Si vous tapez « lion eating », il vous proposera « a zebra »). Puisque l’argument n’est pas un syllogisme, on est fondés à suspecter que la phrase n’est pas une proposition logique ou en tout cas, qu’elle n’est pas prononcée pour sa valeur assertive, pour son contenu informationnel (quasiment nul d’ailleurs). Non, à mon avis, il y a là le surgissement soudain d’une valeur latente, la valeur léonine, la gloire du lion.
Or, si l’on cherche la plus nette expression de la valeur morale du lion, deux grandes paroles pourraient être citées.
La première, c’est les slogans mussoliniens.
« Mieux vaut vivre un jour comme un lion, dit la pièce de monnaie, que cent jours comme un mouton. » N’est-il pas frappant que le lion soit un carnivore et le mouton un végétarien ? Autrement dit, lorsqu’on défend le végétarisme en conversation, il nous faut nous opposer à un penchant fasciste de notre société. Nous disons : « il vaut mieux vivre un jour comme un mouton. » Parce que le mouton est herbivore. Mais la violence est fascinante en plus d’être fasciste.
L’Elfe avait montré en son temps que les arguments omnivores justifiaient n’importe quoi : ici, en tirant un peu sur la corde qui a fait venir le lion, on verrait venir tout un régime fasciste, ses valeurs et sa pratique.
L’Occident entretient cette tradition de la nature violente, darwinienne. Sa plus émouvante et séduisante expression, je crois, est dans le Gorgias de Platon, lorsque Calliclès, dans un discours des plus rhétoriques, s’oppose à Socrate en disant :
πλάττοντες τοὺς βελτίστους καὶ ἐρρωμενεστάτους ἡμῶν αὐτῶν, ἐκ νέων λαμβάνοντες, ὥσπερ λέοντας, κατεπᾴδοντές τε καὶ γοητεύοντες καταδουλούμεθα (484a) λέγοντες ὡς τὸ ἴσον χρὴ ἔχειν καὶ τοῦτό ἐστιν τὸ καλὸν καὶ τὸ δίκαιον. Ἐὰν δέ γε οἶμαι φύσιν ἱκανὴν γένηται ἔχων ἀνήρ, πάντα ταῦτα ἀποσεισάμενος καὶ διαρρήξας καὶ διαφυγών, καταπατήσας τὰ ἡμέτερα γράμματα καὶ μαγγανεύματα καὶ ἐπῳδὰς καὶ νόμους τοὺς παρὰ φύσιν ἅπαντας, ἐπαναστὰς ἀνεφάνη δεσπότης ἡμέτερος ὁ δοῦλος, καὶ ἐνταῦθα (484b) ἐξέλαμψεν τὸ τῆς φύσεως δίκαιον.
C’est-à-dire, dans la traduction de Victor Cousin en 1826 :
Nous prenons dès l’enfance les meilleurs et les plus forts d’entre nous ; nous les formons et les domptons comme des lionceaux, par des enchantements et des prestiges, et nous leur enseignons [484a] qu’il faut respecter l’égalité, et qu’en cela consiste le beau et le juste. Mais qu’il paraisse un homme d’une nature puissante, qui secoue et brise toutes ces entraves, foule aux pieds nos écritures, nos prestiges, nos enchantements et nos lois contraires à la nature, et s’élève au-dessus de tous, comme un maître, lui dont nous avions fait un esclave, c’est alors [484b] qu’on verra briller la justice telle qu’elle est selon l’institution de la nature.
Cet homme à venir, bien sûr, c’est Mussolini.
Pourquoi le lion mange la gazelle, moi…
Je conclus par un chapitre plus personnel, puisque ma maman m’a donné plusieurs fois l’argument du lion qui mange la gazelle, mais pas sous la forme de l’assertion dont je suis parti. Sous une forme beaucoup plus ouverte, inachevée : « Pourquoi le lion mange la gazelle, moi… » Qui connaît ma mère saura qu’elle a mis beaucoup d’elle-même dans cette construction qui oppose, comme en écho, un adverbe interrogatif délimitant une subordonnée avec élision de la principale, et de l’autre côté, par une structure d’extraction, un « moi » qui reste devant les questions, comme s’il ne se les posait pas.
Mes parents m’ont toujours appris à m’indigner, à trouver certaines choses justes et d’autres injustes. Ils m’ont emmené, parfois contre mon gré, dans des manifestations. Ils m’ont fait lire des écrits engagés. Etc. Mais dès qu’il s’agit de la viande, ma mère devient une nihiliste radicale : il ne faut pas y réfléchir, ces actes sont exempts de valeurs, de justice ou même de pitié. Pour l’humanité, il est permis et même souhaitable de s’indigner, mais la mort des animaux, elle, est indiscutable et forcément naturelle.
Nietzsche a parlé de ce nihilisme qu’il appelait passif, comme d’un moment où « les plus hautes valeurs se dévalorisent ». Lui qui fut un pourfendeur des justices, des pitiés, lui qui fut même un lion avec les anciennes valeurs dans Zarathoustra, s’oppose à cette perte-là, lui oppose un nihilisme actif, créateur d’une nouvelle justice, de nouvelles valeurs, je ne parlerai pas d’une nouvelle « indignation » puisque la dignité, concept central de la morale kantienne, a toujours été l’ennemie de Nietzsche.
Évidemment, le nihilisme passif, celui qui ne veut pas réfléchir parce que tout est relatif (et ma mère a souvent dit qu’elle refusait de réfléchir aux animaux), a aussi à voir avec le fascisme, qui a eu le culot de se dire nietzschéen alors qu’il prenait Nietzsche à rebours, ne créant aucune autre valeur que la violence et l’asservissement, qui sont la seule marque du traitement des animaux par les hommes d’aujourd’hui.