Guanaco

Le blog est clos

Aristote, Mussolini et le Père Noël en société avec le lion 1 janvier 2013

Vigogne s’associe à moi pour vous souhaiter une enrichissante et heureuse année 2013.

De Guanaco

J’espère que vous avez passé un aussi bon Noël que moi.

Généralement, Noël est une belle occasion pour les végétariens de compléter leur bingo des stupidités omnivores. Moi, je suis rentré quasiment bredouille. Pensez : seulement un cri de la carotte, et un lion qui mange la gazelle.

C’est étonnant comme les omnivores reprennent sans cesse, au mot près, les arguments de ce bingo. Les cases en sont traduites, par Insolente Veggie, d’un bingo américain. Ce qui me frappe, c’est que le bingo américain a certaines cases absolument différentes, qu’IV a eu le bon sens de ne pas traduire. Dieu n’est jamais cité par les omnivores français, par exemple, pourtant c’est le premier argument du bingo en anglais. Autre pays, autre bingo. Au plus grand massacre de l’histoire, il n’y a donc rien d’autre que des justifications culturelles, contingentes et incommunicables. Je n’en suis pas gêné : il serait idiot de penser que nos raisonnements les plus scientifiques, les plus rationnels, sont tout à fait libérés de notre imaginaire et de notre culture.

Mais quelle culture est à l’oeuvre, exactement, quand il s’agit d’obtenir un permis de tuer ?

Le lion mange la gazelle

De toute évidence, il manque quelque chose à cet argument pour qu’il soit un argument. Sujet, verbe, complément direct : la forme primitive de la grammaire française, dirait Chomsky. Nous sommes face à une assertion, pas à un raisonnement. Si l’on empruntait provisoirement à Aristote son modèle du raisonnement, le syllogisme, il manque au moins deux propositions. On peut tenter de les restituer.

Le syllogisme est en trois temps : prémisse 1, « Socrate est un homme », prémisse 2, « les hommes sont mortels », conclusion : « Socrate est mortel ». Difficile de construire avec des mots une certitude plus rigoureuse, non ?

Le lion mange la gazelle : nous entendons toujours cette proposition dans un contexte de défense omnivore. La conclusion du syllogisme, la visée de cette défense, c’est qu’il est juste de manger de la viande. Personne ne me contestera une telle explicitation.

Reste à rétablir une seconde prémisse. La logique distingue généralement une prémisse mineure, le cas particulier, et une prémisse majeure, le cas général. Le lion mange la gazelle : est-ce un cas particulier ou général ? Pour que le cas particulier soit omis, il faudrait qu’il ait été évoqué plus tôt dans la conversation, qu’il soit présent à l’esprit : ou bien mon convive de Noël aurait-il fait allusion à un lion illustre ? à un fameux repas de gazelles si connu qu’il n’est même plus à rappeler ? Je ne connais pas de repas de gazelle, je ne peux que comprendre son assertion comme le cas particulier. Quel est alors le cas général ? Nous en sommes à cette étape :

– Le lion mange la gazelle.
– … ?
– Donc il est juste de manger de la viande.

Inutile de retarder l’affaire, vous l’avez immédiatement compris : la seule prémisse logique, la seule possible, c’est Il est juste d’agir comme un lion. Et là, de deux choses l’une.

Soit mon interlocuteur ne connaît du lion que le gentil personnage de Walt Disney, ou qu’un héros d’album pour enfant, comme le décrivait Umberto Éco (lisez, c’est un article de Vigogne, c’est une perle rare).

Mais impossible : ce Noël, celle qui m’a dit « le lion mange la gazelle » était docteure en biologie. Aucun biologiste n’a une telle vision des lions, même les plus vieux et les plus fervents biologistes végétariens comme Yves Christen.

Ceux qui me sortent régulièrement l’argument du lion et de la gazelle sont les mêmes qui s’indignent dès qu’un fait divers met en scène quelqu’un qui pense à ses intérêts avant ceux de sa femme, à se nourrir avant de nourrir ses enfants, ou même quelqu’un qui abandonne ses enfants : comportements communs chez les lions. Les lions sont beaucoup plus que nous contraints par la loi du plus fort. Ma biologiste le savait parfaitement, si on le lui demandait.

Il apparaît même que, si on lui demandait, cette personne renierait probablement sa propre prémisse majeure, ce il est juste d’agir comme un lion. Dans n’importe quelle autre situation, elle s’en indignerait. Supposons-la de bonne foi (condition nécessaire à la discussion) : elle n’a pas pensé à la prémisse, et ce qu’elle sous-entendait, ça ne lui est pas même passé par la tête.

Donc il n’y a pas de prémisse majeure. Donc cet argument n’est pas un raisonnement aristotélicien. Il s’en remettra, et moi aussi. Je suis loin de considérer qu’un argument est invalide seulement parce qu’il ne suit pas Aristote ; mais ici, c’est un autre mode de réflexion qui apparaît.

« Le lion mange la gazelle », ou « mange  le zèbre » dans sa version américaine (essayez sur Google de taper « le lion mange », Google vous proposera, « la gazelle ». Si vous tapez « lion eating », il vous proposera « a zebra »). Puisque l’argument n’est pas un syllogisme, on est fondés à suspecter que la phrase n’est pas une proposition logique ou en tout cas, qu’elle n’est pas prononcée pour sa valeur assertive, pour son contenu informationnel (quasiment nul d’ailleurs). Non, à mon avis, il y a là le surgissement soudain d’une valeur latente, la valeur léonine, la gloire du lion.

Or, si l’on cherche la plus nette expression de la valeur morale du lion, deux grandes paroles pourraient être citées.

La première, c’est les slogans mussoliniens.

Pièce de vingt lires

Pièce de vingt lires éditée par Mussolini en 1928.

« Mieux vaut vivre un jour comme un lion, dit la pièce de monnaie, que cent jours comme un mouton. » N’est-il pas frappant que le lion soit un carnivore et le mouton un végétarien ? Autrement dit, lorsqu’on défend le végétarisme en conversation, il nous faut nous opposer à un penchant fasciste de notre société. Nous disons : « il vaut mieux vivre un jour comme un mouton. » Parce que le mouton est herbivore. Mais la violence est fascinante en plus d’être fasciste.

L’Elfe avait montré en son temps que les arguments omnivores justifiaient n’importe quoi : ici, en tirant un peu sur la corde qui a fait venir le lion, on verrait venir tout un régime fasciste, ses valeurs et sa pratique.

L’Occident entretient cette tradition de la nature violente, darwinienne. Sa plus émouvante et séduisante expression, je crois, est dans le Gorgias de Platon, lorsque Calliclès, dans un discours des plus rhétoriques, s’oppose à Socrate en disant :

πλάττοντες τοὺς βελτίστους καὶ ἐρρωμενεστάτους ἡμῶν αὐτῶν, ἐκ νέων λαμβάνοντες, ὥσπερ λέοντας, κατεπᾴδοντές τε καὶ γοητεύοντες καταδουλούμεθα (484a) λέγοντες ὡς τὸ ἴσον χρὴ ἔχειν καὶ τοῦτό ἐστιν τὸ καλὸν καὶ τὸ δίκαιον. Ἐὰν δέ γε οἶμαι φύσιν ἱκανὴν γένηται ἔχων ἀνήρ, πάντα ταῦτα ἀποσεισάμενος καὶ διαρρήξας καὶ διαφυγών, καταπατήσας τὰ ἡμέτερα γράμματα καὶ μαγγανεύματα καὶ ἐπῳδὰς καὶ νόμους τοὺς παρὰ φύσιν ἅπαντας, ἐπαναστὰς ἀνεφάνη δεσπότης ἡμέτερος ὁ δοῦλος, καὶ ἐνταῦθα (484b) ἐξέλαμψεν τὸ τῆς φύσεως δίκαιον.

C’est-à-dire, dans la traduction de Victor Cousin en 1826 :

Nous prenons dès l’enfance les meilleurs et les plus forts d’entre nous ; nous les formons et les domptons comme des lionceaux, par des enchantements et des prestiges, et nous leur enseignons [484a] qu’il faut respecter l’égalité, et qu’en cela consiste le beau et le juste. Mais qu’il paraisse un homme d’une nature puissante, qui secoue et brise toutes ces entraves, foule aux pieds nos écritures, nos prestiges, nos enchantements et nos lois contraires à la nature, et s’élève au-dessus de tous, comme un maître, lui dont nous avions fait un esclave, c’est alors [484b] qu’on verra briller la justice telle qu’elle est selon l’institution de la nature.

Cet homme à venir, bien sûr, c’est Mussolini.

Pourquoi le lion mange la gazelle, moi…

Je conclus par un chapitre plus personnel, puisque ma maman m’a donné plusieurs fois l’argument du lion qui mange la gazelle, mais pas sous la forme de l’assertion dont je suis parti. Sous une forme beaucoup plus ouverte, inachevée : « Pourquoi le lion mange la gazelle, moi… » Qui connaît ma mère saura qu’elle a mis beaucoup d’elle-même dans cette construction qui oppose, comme en écho, un adverbe interrogatif délimitant une subordonnée avec élision de la principale, et de l’autre côté, par une structure d’extraction, un « moi » qui reste devant les questions, comme s’il ne se les posait pas.

Mes parents m’ont toujours appris à m’indigner, à trouver certaines choses justes et d’autres injustes. Ils m’ont emmené, parfois contre mon gré, dans des manifestations. Ils m’ont fait lire des écrits engagés. Etc. Mais dès qu’il s’agit de la viande, ma mère devient une nihiliste radicale : il ne faut pas y réfléchir, ces actes sont exempts de valeurs, de justice ou même de pitié. Pour l’humanité, il est permis et même souhaitable de s’indigner, mais la mort des animaux, elle, est indiscutable et forcément naturelle.

Nietzsche a parlé de ce nihilisme qu’il appelait passif, comme d’un moment où « les plus hautes valeurs se dévalorisent ». Lui qui fut un pourfendeur des justices, des pitiés, lui qui fut même un lion avec les anciennes valeurs dans Zarathoustra, s’oppose à cette perte-là, lui oppose un nihilisme actif, créateur d’une nouvelle justice, de nouvelles valeurs, je ne parlerai pas d’une nouvelle « indignation » puisque la dignité, concept central de la morale kantienne, a toujours été l’ennemie de Nietzsche.

Évidemment, le nihilisme passif, celui qui ne veut pas réfléchir parce que tout est relatif (et ma mère a souvent dit qu’elle refusait de réfléchir aux animaux), a aussi à voir avec le fascisme, qui a eu le culot de se dire nietzschéen alors qu’il prenait Nietzsche à rebours, ne créant aucune autre valeur que la violence et l’asservissement, qui sont la seule marque du traitement des animaux par les hommes d’aujourd’hui.

 

Lexicologie végétarienne 20 septembre 2012

De Guanaco

En France, les végétarien-ne-s sont tellement embêtant-e-s que c’est même une difficulté de les nommer. À vrai dire, même pour eux ce n’est pas évident, comme le prouvent de récurrentes questions sur le forum Végéweb : ici est le dernier exemple. Il n’est pas rare que de nouveaux et nouvelles arrivant-e-s soient corrigé-e-s sur une utilisation hasardeuse de tel ou tel qualificatif.

Il y a une règle générale, qui s’organise comme un savoir :

  • Végétarien-ne : personne qui mange des oeufs, du lait et leurs dérivés respectifs, mais pas de viande ni de poisson.
  • Végétalien-ne : personne qui ne mange aucun produit d’origine directement animale, définition qui pose problème. Le miel est-il directement d’origine animale ? En général on répond que oui.
  • Végan ou même vegan ou encore végane : personne végétalienne qui ne consomme aucun produit directement animal, sous quelque forme que ce soit.

J’aimerais montrer d’où vient ce classement fastidieux, illégitime et illogique, et voir s’il est possible ou non d’en proposer un plus adapté.

Étude d’arbres, Edouart Manet, 1859, Huile sur toile, 53.6 x 28.4cm, Collection privée

J’en profite pour démarrer une idée que j’ai en rayon depuis quelques temps : des fiches lexicologiques sur ce blog, pour dialoguer plus efficacement avec les omnivores (nous savons tous que la plupart des discussions entre végétarien-ne-s et omnivores sont inefficaces ; c’est une question de mots en grande partie).

J’utilise dans cet article le Dictionnaire historique de la langue française, d’Alain Ray, un cadeau de mon père.

Végétal

Il semble être écrit que dans tous mes articles il y aura un paragraphe latin. Ce n’est pas sans raison ; la littérature latine est végétarienne, jugez vous-mêmes : le latin auctor, « l’auteur d’un livre », signifie à l’origine « celui qui fait croître un végétal », quelque chose comme « jardinier ».

Végétal est un emprunt (attesté vers 1560 chez le médecin Ambroise Paré) au latin médiéval vegetalis, dérivé du bas-latin (on veut dire par là le latin de la populace, mais sa réalité linguistique est contestée des historiens) vegetare qui signifie « croître », et en latin impérial (latin classique tardif, l’appellation est déjà plus solide historiquement que la précédente) « animer, vivifier ».

Et là il y a un problème. Quel problème ? Attendez voir. Vegetare est dérivé du latin classique (on entend par là le latin de Cicéron et Jules César, Ier siècle avant le Christ) vegetus qui signifie « vif, animé, vigoureux », lui même de vegere, « animer », que l’on rapproche archaïquement de vigere, « être vigoureux, plein d’énergie » et même « fleurir ». Vegere et vigere dérivent d’une racine indo-européenne °weg-, °wog-, qui a donné l’anglais wake, l’allemand wachen, le français vigilance, etc. Pour ce qu’est l’hypothèse indo-européenne, voir ci-dessous.

Toutes ces langues sont supposées « provenir » de l’indo-européen

Est-il nécessaire de remonter à l’indo-européen pour savoir ce qu’est un-e végétarien-ne ? Non, sans doute pas. Mais ça n’est pas sans intérêt. Premièrement, l’élément le plus évident pour distinguer le végétal de l’animal est en fait au coeur même du mot végétal ! Les animaux sont éveillés, ils guettent les dangers, ils sont vigoureux, mais tous ces mots viennent de la même « racine » (le terme est d’occasion) que le mot même de végétal.

J’étais cet été au jardin japonais de Maulévrier. J’ai effleuré la Mimosa pudica, la plante sensitive, qui se rétracte quand on la touche. Elle est d’une rapidité exemplaire. On ne peut faire de distinction entre animaux et végétaux à partir seulement de leur vigueur, comme le fait parfois Yves Bonnardel, car la vigueur est végétale. Végétarien, il faut que je sois prêt à dire que la vigueur n’est pas à sauver dans ce monde. Pour distinguer l’animal (dans tous les sens de ce verbe), il faut d’autres critères, psychologiques, axiologiques, eudémonologiques !

Fin de l’histoire : au XVIIIe siècle, le verbe végéter qui jusqu’alors signifiait juste « pousser, croître », prend son sens d’aujourd’hui. Je pense qu’on a progressivement acquis une distinction entre ceux et celles qui vivent à la ville, qui sont vigilants et actifs, face à ceux et celles qui vivent à la campagne, dans la végétation, qui végètent, voire qui végétaillent comme dirait Benjamin Constant. Imaginaire idiot et non fondé, dois-je le préciser.

Ça c’est le « mimosa pudique », tu le touches il se rétracte.

Il y a des gens à l’École normale sup de Lyon qui n’aiment pas les anglicismes : j’ai lu des placards du type « nous ne sommes pas des colonisés ! Refusons les anglicismes ». Ces gens-là ne doivent pas aimer beaucoup les végétariens. Le terme vegan est un emprunt récent, mais le terme végétarien lui-même est un emprunt, plus ancien, à l’anglais, mais avec détour.

Le mot anglais vegetable est une exportation française vendue à coups d’épées par Guillaume le Conquérant, comme beaucoup de mots par ailleurs. C’était vraiment dit tel quel en ancien français : végétable. Ça voulait dire plante.

Zapping temporel : du XIe siècle, on passe au XIXe. Une école de philosophie anglaise réfléchit au sens de la vie d’un point de vue hédoniste : c’est l’utilitarisme, qui considère le plaisir comme seule raison de se lever le matin. C’est cette école qui a le plus fait pour la cause végétarienne. Il n’est que de citer un paragraphe que j’aime infiniment.

La plupart d’entre vous ont entendu parler de ce texte. Je vous demande néanmoins de le lire avec lenteur et en respirant amplement.

The day has been, I am sad to say in many places it is not yet past, in which the greater part of the species, under the denomination of slaves, have been treated by the law exactly upon the same footing, as, in England for example, the inferior races of animals are still. The day may come when the rest of the animal creation may acquire those rights which never could have been witholden from them but by the hand of tyranny. The French have already discovered that the blackness of the skin is no reason a human being should be abandoned without redress to the caprice of a tormentor. It may one day come to be recognised that the number of the legs, the villosity of the skin, or the termination of the os sacrum are reasons equally insufficient for abandoning a sensitive being to the same fate. What else is it that should trace the insuperable line? Is it the faculty of reason or perhaps the faculty of discourse? But a full-grown horse or dog, is beyond comparison a more rational, as well as a more conversable animal, than an infant of a day or a week or even a month, old. But suppose the case were otherwise, what would it avail? The question is not, Can they reason? nor, Can they talk? but, Can they suffer?

Jeremy Bentham, par Henry William Pickersgill, National Portrait Gallery.

Ce texte est tellement fou et insolent que le grand philosophe utilitariste Jérémy Bentham l’insère dans une note de bas de page du tout dernier chapitre de ses Introductions to the Principles of Morals and Legislations. Peter Singer est le premier philosophe utilitariste à en tirer les conséquences ailleurs que dans des notes de bas de page.

Dans ce contexte naît tout naturellement la Vegetarian Society en 1847, qui existe toujours. Je lis sur Wikipédia qu’elle a un fondement plus religieux que l’utilitarisme en soi, d’accord.

Diffusé par cette société, le terme remplace une espèce d’insulte à la française qui qualifiait les végétariens dès 1867 : légumiste. Je n’ai pas envie de sauver ce mot, ne serait-ce que pour ne pas discriminer les céréales qui nous sauvent la vie. (Surtout à nous étudiants qui vivons de pâtes complètes).

Végétalisme, c’est une invention française. On crée ce truc au XIXe siècle et ça veut dire « transformation en végétal ». Une fois que le mot est formé, on le saupoudre de revendications alimentaires et on en fait un synonyme de « végétarisme strict ».

Vegan, ou véganvégane, je ne sais, est un emprunt récent qui est sûrement dû à l’activité de l’association PETA, comme végétarien était dû à la Vegetarian Society. En anglais, vegan est juste un raccourci censé faire plus sexy que vegetarian. Autrement dit, c’est le même mot.

D’où une question. Pourquoi est-ce qu’on a toute cette ribambelle de termes en français, et un seul mot en anglais ? Je suis végétarien depuis plus d’un an, et je n’arrive pas à passer complètement au végétalisme. Si j’avais été anglais, aurais-je eu tant de mal à me passer du lait et des oeufs ? Les termes français végétalien et vegan repoussent la pratique qu’ils désignent. Végétalien en fait une difficulté supplémentaire au végétarisme, et vegan semble un jargon d’initiés alors même qu’il servait, en anglais, à une plus large diffusion du végétarisme.

Ce classement est irréfléchi. Il faudrait des mots qui permettent de replacer la pratique végétarienne dans son évidence et dans son universalité. Un seul exemple de possibilité :

  • Végétarien-ne : personne qui ne consomme pas de produits animaux. Point. Des chaussures sans cuir, ce ne sont pas des chaussures vegan, mais simplement des CHAUSSURES VEGETARIENNES, comme j’entendais le dire près de Bordeaux d’ailleurs.
  • Ovolactovégétarien-ne : personne qui consomme quand même du lait et des oeufs. La lourdeur des préfixes doit permettre de se représenter la lourdeur de l’ajout que l’on fait au simple végétarisme quand on l’encombre de lait et d’oeufs.
  • Herbivore : personne qui ne mange pas de produits animaux (c’est pour l’opposer à omnivore mais sans la moindre connotation militante).
  • Végétalien-ne : personne qui se transforme en végétal.

Je ne veux pas dire de moi que je suis « végétalien », et encore moins « vegan« .

Une dernière remarque : végétalvigueur et tout le barda n’ont rien à voir avec Vigogne, qui est une flemmarde.

Hein, moi ?

Tant qu’on y est, un point sur la marge.

Marge

Vous vous souvenez de la petite note de Bentham en marge de son bouquin ? Avec les végétariens, c’est tout le temps comme ça. On passe notre temps à développer et promouvoir des idées, des actions et des réalités qui ne se trouvent jamais au centre, mais toujours en marge. Et ça, c’est la définition étymologique du marginal.

Regardez, même dans le rayon Yaourts, les seuls pots comestibles pour végétariens sont là !

Là c’est les Sojasun.

Et ça mais c’est juste partout pareil !

Marge vient de margo en latin, « bord, bordure ». Le latin vient lui-même de la racine indo-européenne °mark- qui voulait dire tout simplement… « signe ». °mark- a donné notre marque, l’allemand mark, qui fut leur monnaie avant l’euro si des très jeunes me lisent, etc. Je ne sais pas s’il faut en conclure que le signe pose des marques, délimite, s’inscrit dans des bornes ou bien que le signe est une marge, les deux feraient une belle conclusion de dissertation.

Strict

Enfin, puisque j’ai expliqué ailleurs pourquoi le mot extrémiste est une idiotie, j’ai le temps d’expliquer pourquoi je préfère qu’on dise strict.

Nous sommes des végétariens stricts. Le mot vient du verbe latin stringere qui donne au supin : strictum. Alors en général la langue française déteste ce genre de débuts de mots acrobatiques pour la langue. Si l’anglais s’accomode de strange, le français rajoute un -e (qui absorbe le -s) : étrange. Ça depuis le IVe siècle.

Mais c’est sans compter les savants ! Très tardivement, au XVIIIe siècle, ils forment le mot strict à partir du latin, sans considération pour le confort de la langue. Pendant ce temps, le verbe stringere faisait dans les couches populaires son petit bout de chemin. Avec un e- initial de rajouté, une diphtonguaison, quelques margouillis à la fin du mot et un passage de -tre à -dre, on aboutit à : étreindre !

A.L.F. de Jérôme Lescure, sortie en novembre 2012.

Or, le végétarisme strict est précisément une étreinte, celle des animaux et des générations. L’étreinte est un geste exclusif : je ne garde du monde que ce que j’étreins, je ne pense plus au reste pour un moment. Franck Kovick, dans le film A.L.F., dira :

Je ne pense qu’aux animaux.

Disant cela, Kovick n’est pas extrémiste. Kovick est strict.

Il n’y a pas de conclusion à cet article, parce qu’elle vaut mieux absente que bâclée.

 

À propos du langage 15 avril 2012

Filed under: de Guanaco,peinture,philosophie — VetG @ 21:08

De Guanaco

Dans cet article, vous apprendrez que les pots de peinture du XVIIe siècle sont végans, que la Vierge Marie est pleine aux as et que le dalaï-lama n’est pas Luke Skywalker.

Vigogne est en partiels, c’est-à-dire que je reçois d’elle : chaque jour des plaintes, souvent des idées de repas, et quelques fois des essayages de perruques assez compromettants. Je rentre encore de vacances avec en tête plein de belles idées d’articles. Celui-ci sera une explicitation de l’avant-dernier billet du blog, dont j’espère qu’il était suffisamment mystérieux pour attirer la curiosité (manière élégante de dire qu’il est suffisamment obscur pour qu’on ne cherche même pas à le comprendre). Il y avait donc deux citations de Nietzsche, un titre en grec ancien traduit dans ce titre-ci, et un tableau du XVIIIe siècle. Pour expliquer le tout, en bon comparatiste, j’ajoute un élément supplémentaire qui fera figure de clef : le deuxième tableau de Poussin intitulé Les Bergers d’Arcadie.

Nicolas Poussin, Les Bergers d’Arcadie (1638)

Le langage n’est pas le propre de l’homme

Le langage peut sembler une particularité humaine. Ce n’est pas le cas, disent les biologistes, et Yves Christen ajoute dans L’animal est-il une personne ? que certains animaux non-humains savent parler mais qu’ils ne le font pas parce qu’ils n’en voient pas l’intérêt (à l’image des acrobaties qu’on demande aux animaux dans les cirques, par exemple). Chez nous la parole est très valorisée ; en fait c’est un critère de distinction et de hiérarchie entre animaux non-humains et humains. Ce que je veux savoir c’est : pourquoi les humain-e-s n’ont pas à faire les fiers de savoir parler.

Les Bergers d’Arcadie et les bergers de Boucher

Ici je vais parler des deux images avec des berger-ère-s et des moutons : gardez bien en tête que pour moi le-la berger-ère est une métaphore de l’humanité spéciste qui domine des animaux sans leur porter la moindre attention. Par tradition, le-la berger-ère est aussi une métaphore de Jésus Christ, qui est également un remarquable tortionnaire d’animaux selon moi.

Les deux images vont témoigner d’un imaginaire immensément productif en Europe : l’imaginaire bucolique. Le terme « bucolique » vient évidemment d’un ouvrage de Publius Vergilius Maro dit « Virgile » (son nom doit signifier quelque chose comme « petit homme penché »), ouvrage qui dans son esprit était un peu annexe, un peu léger – mais Virgile est Virgile, et s’il avait fait une anthologie de blagues porno, on l’aurait citée et vénérée pendant des siècles et des siècles. L’ouvrage en question s’appelle Les Bucoliques (tiens, quel titre original), et présente des bergers et des bergères qui discutent et jouent du flutiau pendant que les moutons se gardent tous seuls, dans une anarchie et une douceur totales. Nous sommes sur les flancs des collines verdoyantes, sous un ciel bleu, et Rome, la Ville avec une majuscule, est hors de vue. Attention, le pouvoir de Rome est quand même glorifié : le gouvernement de l’empereur Auguste donne à Virgile son salaire, il ferait beau voir qu’il mérite sa paye par un peu de propagande. Dans l’esprit de Virgile, ce sont les vrais bergers qui sont chantés, avec leur rustauderie et leur inconscience. Virgile dit ainsi :

O fortunatos nimium, si bona sua norint, agricolas…

Traduction : quels con-ne-s, ces berger-ère-s, ils sont heureux sans même s’en rendre compte.

Image 1 : François Boucher, Pensent-ils aux raisins ? (1747)

Or, l’imaginaire du XVIIIe siècle français qu’on voit chez Boucher est un peu différent. Le berger et la bergère dont il est question dans le tableau  sont habillés comme des aristocrates et personne n’est dupe du fait qu’aucun-e berger-ère n’a réellement la vie qu’on lui attribue. Tout cela est propice, comme vous vous l’imaginez peut-être, à des badineries amoureuses : celui qui ne me croit pas peut aller lire Le Temple de Gnide, une toute petite nouvelle méconnue du baron de Montesquieu, et que j’ai longtemps aimée passionnément, avant de m’en méfier, pour des raisons qui peuvent se résumer à : c’est pas végan.

Lorsqu’un spectateur du XVIIIe siècle lit, sur le flyer du salon qu’il visite, un titre comme « Pensent-ils aux raisins ? », sa réaction doit être quelque chose comme « lol tp pa ils pense a pécho tmtc ». D’ailleurs il y a un petit Cupidon tout environné de lierre qui joue avec les chèvres sur la gauche, en attendant un beau spectacle, pervers qu’il est. Bref, le tableau de Boucher présente une scène d’acculturation : au lieu de se sauter dessus, les bergers se font la cour et s’échangent des raisins à forte charge psychanalytique, comme on peut l’imaginer. L’acculturation, qui distingue les humain-e-s, est un sujet de discussions effrénées au XVIIIe. Ne citons que le Discours sur l’origine des inégalités de Rousseau et Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre. Le raffinement du comportement des berger-ère-s fait contraste avec l’air bête des chèvres et des béliers. Leur culture les rend heureux. François Boucher est comme Voltaire dans son poème « Le Mondain » :

Ce temps profane est tout fait pour mes moeurs.
J’aime le luxe, et même la mollesse,
Tous les plaisirs, les arts de toute espèce,
La propreté, le goût, les ornements :
Tout honnête homme a de tels sentiments.

Oui, Voltaire est le premier libéral bling-bling de France. Il y en aura d’autres.

Poussin est chronologiquement et esthétiquement entre Boucher et Virgile. Au XVIIe siècle, les berger-ère-s de l’imaginaire bucolique sont déjà des aristocrates déguisés, comme le dénonce, non sans indulgence, le roman de Charles Sorel, La Vraie Histoire comique de Francion. On est un peu dans la culture de Boucher. Mais en regardant mieux les personnages, il y a une inspiration très virgilienne :

Image 2 : voilà comment on profane efficacement Poussin avec un logiciel à zéro euro

Le personnage I est pieds nus, avec une robe couleur de pouilleux (marronnasse clair), et la lecture semble lui avoir embrouillé l’esprit. Les personnages II et III sont un peu plus riches, ils portent des teintes qui coûtent bonbon, bleu et rouge ; c’est parce que c’est cher que la Vierge Marie, par exemple, en porte sur toutes ses représentations. C’est vrai, quelqu’un d’aussi moral ne peut pas être pauvre. Malgré leur richesse, l’inscription sur la pierre semble les dérouter, et le personnage III demande de l’aide pour son interprétation.

Là intervient le personnage IV, dont les habits sont bien plus impressionnants, et qui semble être plus maligne que les autres. Une femme intelligente, dans ce contexte antiquisant, vous l’aurez reconnue, c’est la déesse Athéna ! Je rappelle pour ceux qui ont oublié leur enfance qu’Athéna (Minerve chez les latins) est une incarnation de la guerre, de la raison et du discours, c’est-à-dire du λόγος. En elle seule les paroles écrites prennent sens, en elle seule les paroles prononcées sont pleines de sagesse. C’est la seule qui sourit à la lecture de ce qui est gravé. Autrement dit, le langage ne rend heureux que les dieux et les déesses ; les humain-e-s cultivé-e-s sont condamné-e-s à l’angoisse, visible dans le regard du personnage III, et seul le personnage I par sa bêtise, est à l’abri de cette angoisse de la civilisation.

O fortunatos agricolas…

Les Bergers d’Arcadie et l’inconnu

Quand on visite un pays exotique, mettons, le Tibet, on peut avoir plusieurs réactions. Soit on ramène ce qu’on voit à ce qu’on connaît déjà : mettons, « le dalaï-lama c’est comme Vercingétorix et Luke Skywalker, il est envahi par l’empire chinois. » Soit on se met sérieusement à réfléchir à ce qu’on voit, et on admet qu’il y a des choses qui dépassent notre culture et qu’on ne peut pas instantanément comprendre : c’est le « je sais que je ne sais rien » de Socrate. On se fait plaisir, on le met en grec : ἕν οἶδα ὅτι οὐδὲν οἶδα. De même, quand on voit un cheval faire une tête hermétique à l’interprétation, comme celle-ci :

on peut se dire « ouah le cheval il rigole », ou bien on peut se demander un peu sérieusement ce qui le pousse à faire ça. C’est à peu près ce que dit Nietzsche dans le Crépuscule des idoles. Voilà la citation à laquelle je fais référence :

Ramener quelque chose d’inconnu à quelque chose de connu, cela soulage, rassure, satisfait, et procure en outre un sentiment de puissance. Avec l’inconnu, c’est le danger, l’inquiétude, le souci qui apparaissent – le premier mouvement instinctif vise à éliminer ces pénibles dispositions. Premier principe : n’importe quelle explication vaut mieux que pas d’explication du tout.

Le Crépuscule des idoles.

Nietzsche semble défendre l’insolite, l’étrange, le bizarre. Il y a aussi quelque chose de bizarre dans le tableau du Poussin :

ET IN ARCADIA EGO

Voilà ce qu’on peut lire sur cette pierre. C’est du latin, mais ce n’est pas ça qui est bizarre : au XVIIe siècle, si tu es assez cultivé pour voir un tableau du Poussin, alors tu es assez cultivé pour parler latin. Non, ce qui est bizarre c’est que c’est du latin qui n’existe pas. C’est du latin exotique. Comment en effet traduire cette phrase ? « ET » en début de phrase = Aussi. « IN ARCADIA » = En Arcadie. « EGO » = Je. Un-e latiniste comprend que le verbe être est sous entendu, mais à quelle forme ? « Je suis aussi en Arcadie » ? « J’étais aussi en Arcadie » ? Le vrai latin, le latin classique, aurait sûrement précisé.

Tout dépend de la situation d’énonciation, dit Erwin Panofsky dans un essai de renommée intersidérale, Meaning in the Visual Arts. La pierre que nous lisons est une pierre tombale, c’est drôle parce que arca en latin, proche de Arcadia, veut dire « cercueil ». C’est peut-être le mort qui est censé dire cette phrase aux passant-e-s. Alors c’est au passé. Ou bien, c’est peut-être la Mort elle-même qui parle et qui dit : « Moi aussi je suis dans ce paradis pour bergers, méfiez-vous, j’ai tué celui-ci, je vous tuerai un jour ». Dans ce cas la déesse sourit parce que ça ne la concerne pas. Le verbe serait alors au présent gnomique (celui des proverbes, des sentences et des vérités générales) car ce serait une sorte de memento mori. La femme de droite est mystérieusement silencieuse, comme si c’était elle qui proposait et soutenait cette énigmatique ambiguïté. Ce n’est pas un hasard si le XVIIe siècle est le siècle des énigmes mondaines, publiées par recueils entiers et parfois illustrées.

On pourrait s’attendre à ce que la Raison ramène l’inconnu au connu, la phrase bizarre du Poussin à un sens clair tiré par analogie avec du Cicéron, ou quelque chose dans ce goût-là. Le silence (qui est aussi le silence de la peinture, soit dit en passant) impose que l’inconnu reste l’inconnu, à la grande joie de Nietzsche (qui connaissait bien Poussin). C’est la raison qui permet de ne pas tout comprendre.

Au moment où vous lirez cela, j’aimerais que vous repensiez aux ratiocinations stupides sur les animaux que forment un Aristote ou un Platon, et au mystère (j’accepte son sens religieux si c’est la condition pour qu’on ne tente pas de le violer) qu’est en réalité le comportement des animaux. La vraie sagesse devant des animaux non-humains, c’est de se taire et de sourire comme la femme à droite. C’est être raisonnable que de dire « nous ne savons pas ce que ressent cet animal ». « What is it like to be a bat ? » (qu’est-ce que ça fait d’être une chauve-souris ?) demande le philosophe américain d’origine serbe Thomas Nagel, sans donner la moindre réponse.

Les Bergers d’Arcadie et l’oubli

Là c’est la longue citation de Nietzsche que j’avais mise au début de l’article.

Observe le troupeau qui paît sous tes yeux ; il ne sait ce qu’est hier ni aujourd’hui, il gambade, broute, se repose, digère, gambade à nouveau, et ainsi du matin au soir et jour après jour, étroitement attaché par son plaisir et son déplaisir au piquet de l’instant, et ne connaissant pour cette raison ni mélancolie ni dégoût. C’est là un spectacle éprouvant pour l’homme, qui regarde, lui, l’animal du haut de son humanité, mais envie néanmoins son bonheur – car il ne désire rien d’autre que cela : vivre comme un animal, sans dégoût ni souffrance, mais il le désire en vain, car il ne le désir pas comme l’animal. L’homme demanda peut-être un jour à l’animal : « pourquoi ne me parles-tu pas de ton bonheur, pourquoi restes-tu là à me regarder ? L’animal voulut répondre et lui dire : « Cela vient de ce que j’oublie immédiatement ce que je voulais dire » – mais il oublia aussi cette réponse, et resta muet – et l’homme de s’étonner.

Considérations inactuelles

Hériter de la mémoire est un fardeau fortement humain. On a pu démontrer que des sentiments, des moeurs, des cultures pouvaient se transmettre d’une génération à l’autre d’animaux non-humains, mais la transmission de la mémoire est notre idée, notre fait. C’est particulièrement l’écriture qui est en cause : nous sommes les seuls animaux à avoir eu l’idée idiote d’écrire « pour l’éternité », de graver nos écrits dans la pierre. Dans son Génie du christianisme, Chateaubriand disait que les tombes chrétiennes étaient plus naturelles que les tombes antiques, parce qu’il n’y avait pas d’inscription pompeuse dessus : a-t-on déjà vu des arbres écrire leur épitaphe quand ils sont coupés ? … Ça me tue de le dire, mais pour une fois, je suis d’accord.

Surtraduction de cette épitaphe chrétienne avec des poissons : « Que notre symbiose en Dieu trouve paix et concorde »

Ce que Nietzsche a bien compris, c’est que notre Âge d’Or, c’est l’animal. Notre Arcadie, c’est les moutons eux-mêmes, ces éléments iconographiques un peu convenus, un peu facultatifs, un peu fuyants. Le tableau de Poussin représente, selon Louis Marin (dans Détruire la peinture), la fin de l’Arcadie : c’est le moment où, tout mouton ayant disparu, au milieu de l’Arcadie, on commence à lire, à transmettre une mémoire qui est la voix même de la mort.

Je pourrais dans la même veine citer ce texte, ou celui-là. Je voulais surtout faire ce lien avec le reste : si le langage est lutte contre l’oubli, c’est qu’il est une force qui lutte contre notre animalité. Le discours est une lutte d’éclaircissement, d’effacement de l’étrangeté. C’est le lieu de la distinction.

En écrivant ceci j’aurais aimé être un terroriste du spécisme, qui lutterait contre lui en se servant de ses propres armes : la mémoire écrite.

Il faut en retenir que les humain-e-s n’ont pas à se glorifier du langage, bien au contraire. Les animaux doivent être glorifiés de leurs silences.

Mais tout cela est évident et facile.

 

Περὶ τοῦ λόγου 29 mars 2012

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De Guanaco 

« Observe le troupeau qui paît sous tes yeux ; il ne sait ce qu’est hier ni aujourd’hui, il gambade, broute, se repose, digère, gambade à nouveau, et ainsi du matin au soir et jour après jour, étroitement attaché par son plaisir et son déplaisir au piquet de l’instant, et ne connaissant pour cette raison ni mélancolie ni dégoût. C’est là un spectacle éprouvant pour l’homme, qui regarde, lui, l’animal du haut de son humanité, mais envie néanmoins son bonheur – car il ne désire rien d’autre que cela : vivre comme un animal, sans dégoût ni souffrance, mais il le désire en vain, car il ne le désir pas comme l’animal. L’homme demanda peut-être un jour à l’animal : « pourquoi ne me parles-tu pas de ton bonheur, pourquoi restes-tu là à me regarder ? L’animal voulut répondre et lui dire : « Cela vient de ce que j’oublie immédiatement ce que je voulais dire » – mais il oublia aussi cette réponse, et resta muet – et l’homme de s’étonner. »

Nietzsche, Considérations inactuelles.

 François Boucher, Pensent-ils aux raisins ? (1747)

« Ramener quelque chose d’inconnu à quelque chose de connu, cela soulage, rassure, satisfait, et procure en outre un sentiment de puissance. Avec l’inconnu, c’est le danger, l’inquiétude, le souci qui apparaissent – le premier mouvement instinctif vise à éliminer ces pénibles dispositions. Premier principe : n’importe quelle explication vaut mieux que pas d’explication du tout. »

Nietzsche, Le Crépuscule des idoles.

(Une fois n’est pas coutume, le travail de donner une cohérence à tout ça sera le vôtre.)

 

Cet article ne parle pas de la Shoah 25 mars 2012

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De Guanaco

– « C’est bien ce qu’on lit chez Longus. Et pourtant, il n’y a jamais eu de loup dans les îles de Méditerrannée, jamais ! »

Où sommes-nous ? Qu’est-ce qui a pu mener nos pas jusqu’ici ? Quel étrange personnage peut bien s’opposer avec autant de virulence à un auteur de pastorale grec du IIIe siècle, dont on ne sait rien au point de se demander si son nom ne serait pas une mésinterprétation du grec « logos » ?

Bienvenue, mesdames et messieurs, au séminaire du laboratoire junior CiTrA !

C’est la classe une affiche pareille, on l’a croisée dans toute l’école 

Ces gens-là sont à la pointe de la recherche en langue et civilisation antiques, ils-elles occupent les postes les mieux rémunérés de l’Éducation nationale et ils-elles sont reconnus dans le monde entier, mais tout ce qui les intéresse, c’est de savoir si oui ou non le bœuf à bosse (plus connu sous le nom de « zébu ») a été introduit par l’action humaine en Asie mineure entre le VIe et le Ier siècle avant notre ère ! Ça m’émerveille.

Que le terme de « séminaire » ne vous trompe pas, nous étions environ vingt noyé-e-s dans une large salle de classe, en comptant un projecteur et un micro qui ne fonctionnait pas.

Sur le même horaire j’avais un cours de littérature comparée au sujet du traitement de la Shoah dans Les Bienveillantes et Si c’est un homme. J’ai fait le raisonnement matérialiste suivant lequel la Shoah, c’est 6 millions de victimes à une période passée, et que la viande c’est 25 millions de victimes rien qu’en France et rien que pour les porcs, et que ça continue. Les mesquines histoires des humain-e-s entre eux ne m’intéressent pas. J’ai préféré les animaux, j’ai séché mon cours.

Il ne sera pas question ici des trois premières parties, mais si vous êtes intéressés par le motif des bouches de lion dans les fontaines, le zébu en Asie mineure ou le rhinocéros  dans le monde romain, je suis prêt à donner des éclaircissements en commentaire (je vous jure, j’ai pris plein de notes).

L’échelle des êtres

Par engagement humaniste (non, animiste serait plus exact) je me devais de diffuser certaines des conclusions de Jean Frappier concernant « l’échelle des êtres ».

« Êtres », parce que ζώον en grec ne signifie pas « animal » mais « animal, dieux, déesses et humain-e-s y compris », et il n’y a pas de mot en grec pour dire « bête non-humaine ». Les grecs anciens partaient donc pas mal pour ne pas distinguer les animaux et les humain-e-s ; mais qu’est-ce qui a pu tout gâcher ?

On trouve dans Hésiode, et dans les Halieutiques d’Oppien, entre autres, une division irrationnelle : les humains sont les rois du vivant, et les animaux sont divisés en règnes qui ont chacun leur roi : les dauphins (ou les baleines parfois) pour ce qui vit dans l’eau, les aigles pour ce qui vole et les lions pour les animaux terrestres (on trouve aussi les serpents pour les rampants).

Toute la littérature grecque est une violente insurrection de la raison (logos) contre ce genre d’opinions (mythos). C’est ici qu’intervient Platon, qui dans le Timée va tenter une hiérarchie raisonnée des âmes, correspondant à une hiérarchie des corps, et des rétributions métempsychotiques. C’est très simple, vous allez voir : si un homme s’est mal comporté, il se dégrade en femme, si la femme se comporte mal, elle se réincarne en oiseau, etc. Chaque échelon de la hiérarchie est justifié par un raisonnement, qui n’a aucune valeur logique, mais qui a simplement le mérite d’exister : dès lors qu’il y a un raisonnement, on n’est plus dans le mythos mais dans le logos, et c’est tout ce qui importe pour Platon. S’il y a tant d’animaux sur terre, dit Platon, c’est pour que les âmes soient rétribuées à leur juste valeur.

Platon et Aristote dans L’École d’Athènes, Raphaël (1510)

Du coup, quelle est cette hiérarchie ? Elle s’établit selon deux critères.

1- La pesanteur : les animaux bipèdes, plus légers, sont supérieurs aux animaux quadrupèdes, dont le poids est le signe d’un esprit lourd. Quant aux poissons, ils sont au dernier degré de l’absence d’élévation puisqu’ils sont carrément sous le niveau de la mer.

2-  La forme de la tête, critère subsidiaire. Tiens, ça me rappelle un certain Lavater

Valeur de l’âme, beauté du corps

Chez les grecs, vous le savez peut-être, il n’y a aucune différence entre beauté et bonté (la beauté est morale et la bonté est esthétique).  Or, la hiérarchie de Platon, qui suppose une valeur décroissante, n’est pas du tout celle d’une esthétique décroissante, en tout cas pas pour les grecs. Il y a en effet plusieurs contre-exemples :

1- Le chimpanzé  (πίθηκος en grec). Dans l’antiquité on le voyait comme un summum de laideur. Ce jugement a persisté tout le Moyen-Âge durant, on peut lire notamment une fable du XIIIe siècle qui s’appelle « Du singe qui disoit que ses singos estoient li plus biaus » : la morale, c’est qu’aussi laid soient-ils, on trouve toujours que nos propres enfants sont les plus beaux. Or le singe est l’animal le plus proche de l’humain-e physiquement (et c’est sans doute la raison pour laquelle les anciens le trouvaient laid). Aristote règle cet épineux paradoxe (enfin, ce qui leur paraissait un paradoxe) en niant toute capacité cognitive au singe, et Galien enfonce le clou en le traitant d’imitateur : c’est de cette idéologie que vient notre sot verbe « singer » (sot, parce que les singes sont de piètres imitateurs en réalité).

2- L’éléphant (ἐλέφαντος en grec) est visiblement un esprit très intelligent, mais il est laid. Toutes ses formes sont fondues, alors que le canon de beauté en Grèce ancienne, c’est que les parties du corps soient bien distinctes. Socrate dit dans le Timée de Platon : « Or tout ce qui est bon est beau et le beau n’est jamais disproportionné. Il faut donc poser en principe qu’un animal, pour être beau, doit avoir de justes proportions » (traduction Chambry).

Ce canon esthétique explique sans doute que les Vénus callipyges vérifient si leur fessier est bien distinct du dos

Aristote répond que la trompe, l’organe le plus laid des éléphants, leur sert de main, de tuba, ou même de cinquième pied en cas de besoin (ce dernier usage étant un pur délire du magister…) C’est donc précisément ce que la divinité a trouvé pour servir leur intelligence.

Je passe l’exemple du dauphin, qui est un poisson selon Platon, mais qui semble philanthrope et astucieux aux anciens eux-mêmes.

Ces exemples de raisonnements sur les animaux me confortent toujours dans mon pressentiment originel concernant la philosophie : à savoir, qu’elle n’a pas pour but le contenu du raisonnement, mais simplement le raisonnement lui-même ; qu’il s’agit seulement de proclamer : « Voyez, je n’ai pas des opinions, j’ai un avis critique et réfléchi sur la question ! »

J’expose tous ces débats pour bien que chacun constate qu’il n’y a pas de sagesse omnivore immémoriale. Les humain-e-s ont toujours méprisé les autres animaux pour de mauvaises raisons, jamais pour de bonnes. Ce n’est pas parce qu’une chose se fait depuis longtemps qu’on a trouvé la moindre justification valable de le faire.

 

L’intelligence est une bêtise, et autres paradoxes 12 février 2012

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De Guanaco 

En complément à l’article de l’elfe dans Les questions composent,  j’aimerais faire quelques détours sur les mots « extrémisme » et « juste milieu ».

1/ Extrémisme 

Le terme d’extrémisme témoigne de la pensée scalaire qui s’applique à des sujets d’éthique et de philosophie.

 

Voici ce que j’entends par la pensée scalaire

La pensée scalaire est très utile en science, où tout implique de connaître les mathématiques, et de mettre les choses sur une échelle de valeurs numérique. En philosophie, à mon avis, il faut se méfier de cette pensée, qui devient très vite aberrante.

 Petrus Camper (1722-1789), Transition de l’angle facial, du singe à queue jusqu’à Apollon

Camper, à la fin du XVIIIème siècle, hiérarchise les espèces animales en fonction de l’angle de la droite front-bouche avec l’horizontale. 42°, c’est le singe à queue, un vulgaire abruti. 58°, c’est l’orang-outan, un peu plus malin. 75°, c’est un jeune nègre : on n’en peut pas tirer grand chose, explique Camper, à peine quelques mots qu’il serait de mauvais goût d’appeler une langue. Pareil pour les kalmouks. 80-90°, c’est nous, les Européens, les plus intelligents encore en vie. 100° c’est les statues grecques, et notamment Apollon, un modèle de perfection et d’intelligence. Pour Camper, toutes les caractéristiques d’un individu (intelligence, bonté, courage…) se réduisent, en dernier ressort, à une valeur numérique.

Comment peut-on à ce point ignorer et aplanir les différences entre individus ?

Cette pré-science enfante au XIXème la « physiognomonie », l’étude des physionomies, qu’entreprend avec joie le suisse Johann Kaspar Lavater (1741-1801).

 Lavater, De la grenouille à Apollon

La supériorité de l’homme sur l’animal est ici prouvée par la pensée scalaire : l’angle est de plus en plus grand (quoique Lavater dessine très mal), montrant bien que la grenouille est conne comme un caillou, et qu’Apollon a un gros nez.

L’empathie est désactivée par la pensée scalaire, la pensée scientifique : c’est des hiérarchies à la Lavater qui permettent la vivisection des grenouilles en classe de science.

 « Oui, mais l’angle de son front avec l’horizontale est d’à peine 30°, alors bon… »

L’éthique n’est pas scalaire. Il ne s’agit pas de donner une valeur à tous les actes et de poser une addition pour mesurer la moralité. L’éthique, ça se sent. Les idées c’est pareil : il n’y a pas d’extrémisme dans les idées puisqu’il n’y a pas d’extrémité. Il n’y a pas d’extrémité puisqu’il n’y a pas d’échelle.

2/ Juste milieu

D’où vient cette idée de « juste milieu » ? Hélas, de très loin. En fait, pour retrouver un équivalent de cette expression, il faut parler latin.

Auream quisquis mediocritatem
diligit, tutus caret obsoleti
sordibus tecti, caret invidenda
sobrius aula.

Je suis bon avec vous, voici la traduction :

Qui sait chérir la médiocrité
Toute d’or, fuit autant la poussière
D’un vil réduit que le seuil tourmenté
D’une maison princière.

C’est l’Ode 10 livre II, d’Horace. Aurea mediocritas : le voilà, notre juste milieu. Qu’est-ce que ça veut dire, cette – littéralement – « modération dorée » dans la tête d’un latin ? Voulais-tu dire, Horace, que la valeur de toute chose suit une courbe de Gauss ?

 Courbe de Gauss

Mais alors, est-ce qu’il faut modérément de la modération ? Est-ce qu’il faut être modérément content-e de sa personne (Horace, on ne peut pas dire que tu aies été modéré là-dessus…) ?

En fait, ce qu’il entend par « modération », comme le montre l’évocation des « vils réduits », qui étaient bien dans la moyenne des habitant-e-s de Rome, c’est simplement : ce dont Horace lui-même a l’habitude. Le juste milieu, c’est un idéal conservateur : le trop, c’est ce dont on n’a pas l’habitude. Horace vit chichement, aux frais de son protecteur Mécène, et pour lui, le « vil réduit », c’est plus de pauvreté que d’accoutumée.

Ainsi, le contraire de l’aurea mediocritas, dans la tête d’un latin, c’est l’insolentia, l’insolence – ou étymologiquement l’insolite, l’inhabituel.

C’est dire si les végétalien-ne-s en France, vu leur représentation dans la population, sont tous insolites, insolent-e-s et extrémistes.

 

Introduction de Guanaco : la culture est végétale 5 février 2012

Filed under: de Guanaco,philosophie,récits — VetG @ 21:14

De Guanaco

« Car l’homme est plus malade, plus incertain, plus changeant, plus inconsistant qu’aucun autre animal, il n’y a pas à en douter, — il est l’animal malade par excellence… » – Friedrich Nietzsche, La Généalogie de la morale

Vigogne se renseignait sur ce que je suis bien forcé d’appeler l’anti-spécisme (la conviction que l’homme n’est pas supérieur aux autres espèces). Le terme est un anglicisme : pourtant je l’utiliserai faute de mieux, avec d’autres comme sentience, parce que j’en aurai besoin, vous allez voir.

Je l’avais parfois trouvée à lire les billets de sites comme : Les questions composent, Insolente veggie, la BD Encore!?!, le forum Végéweb surtout. J’avais très peur qu’on lui monte le chou avec des idées saugrenues.

Il y a bientôt six mois, sans crier gare, au milieu d’un câlin, Vigogne m’a demandé : « on devient végétariens ? » J’ai dit oui, aussitôt, sans réfléchir.

C’était une soudaine évidence et je sais pourquoi. Parce qu’au fond, anti-spéciste, je l’étais déjà.

Non pas que j’aime particulièrement les animaux. Je n’ai pas compulsivement besoin d’un chat chez moi, par exemple. Mais une foule d’idées que je défendais, comme l’égalité de valeur entre les hommes (et partant la démocratie), l’athéisme, l’absurdité du terme « intelligence », impliquaient ou contenaient l’anti-spécisme, et qu’il était présent dans le nœud complexe de ma culture. Au moment où Vigogne m’a forcé à y réfléchir, mon habitude de manger de la viande est partie en fumée comme Nosferatu atteint par un rayon de soleil, dans le film de Murnau. (Cette métaphore-là, je la trouve chouette. Tiens, je vais mettre une image, ça aura encore plus d’effet.)

Les animaux savent qui ils sont. Un chat qui somnole sur son fauteuil est mille fois plus conscient de lui-même, de ses forces, de ses envies, de ses sensations, que le plus philosophe des hommes. L’homme, lui, doit se découvrir et se connaître lui-même.

Chaque détail de notre quotidien mérite ainsi notre attention. Par conséquent, ce blog sera constitué de n’importe quoi, de toutes nos activités, réalisations, pensées, ambitions et envies à Vigogne et à moi. D’une manière ou d’une autre, je n’en doute pas, tout prouvera que la culture (au sens large de : la vie qui s’écoule) est anti-spéciste.