Guanaco

Le blog est clos

Cet article ne parle pas de la Shoah 25 mars 2012

Filed under: de Guanaco,philosophie,récits — VetG @ 11:34
Tags: , ,

De Guanaco

– « C’est bien ce qu’on lit chez Longus. Et pourtant, il n’y a jamais eu de loup dans les îles de Méditerrannée, jamais ! »

Où sommes-nous ? Qu’est-ce qui a pu mener nos pas jusqu’ici ? Quel étrange personnage peut bien s’opposer avec autant de virulence à un auteur de pastorale grec du IIIe siècle, dont on ne sait rien au point de se demander si son nom ne serait pas une mésinterprétation du grec « logos » ?

Bienvenue, mesdames et messieurs, au séminaire du laboratoire junior CiTrA !

C’est la classe une affiche pareille, on l’a croisée dans toute l’école 

Ces gens-là sont à la pointe de la recherche en langue et civilisation antiques, ils-elles occupent les postes les mieux rémunérés de l’Éducation nationale et ils-elles sont reconnus dans le monde entier, mais tout ce qui les intéresse, c’est de savoir si oui ou non le bœuf à bosse (plus connu sous le nom de « zébu ») a été introduit par l’action humaine en Asie mineure entre le VIe et le Ier siècle avant notre ère ! Ça m’émerveille.

Que le terme de « séminaire » ne vous trompe pas, nous étions environ vingt noyé-e-s dans une large salle de classe, en comptant un projecteur et un micro qui ne fonctionnait pas.

Sur le même horaire j’avais un cours de littérature comparée au sujet du traitement de la Shoah dans Les Bienveillantes et Si c’est un homme. J’ai fait le raisonnement matérialiste suivant lequel la Shoah, c’est 6 millions de victimes à une période passée, et que la viande c’est 25 millions de victimes rien qu’en France et rien que pour les porcs, et que ça continue. Les mesquines histoires des humain-e-s entre eux ne m’intéressent pas. J’ai préféré les animaux, j’ai séché mon cours.

Il ne sera pas question ici des trois premières parties, mais si vous êtes intéressés par le motif des bouches de lion dans les fontaines, le zébu en Asie mineure ou le rhinocéros  dans le monde romain, je suis prêt à donner des éclaircissements en commentaire (je vous jure, j’ai pris plein de notes).

L’échelle des êtres

Par engagement humaniste (non, animiste serait plus exact) je me devais de diffuser certaines des conclusions de Jean Frappier concernant « l’échelle des êtres ».

« Êtres », parce que ζώον en grec ne signifie pas « animal » mais « animal, dieux, déesses et humain-e-s y compris », et il n’y a pas de mot en grec pour dire « bête non-humaine ». Les grecs anciens partaient donc pas mal pour ne pas distinguer les animaux et les humain-e-s ; mais qu’est-ce qui a pu tout gâcher ?

On trouve dans Hésiode, et dans les Halieutiques d’Oppien, entre autres, une division irrationnelle : les humains sont les rois du vivant, et les animaux sont divisés en règnes qui ont chacun leur roi : les dauphins (ou les baleines parfois) pour ce qui vit dans l’eau, les aigles pour ce qui vole et les lions pour les animaux terrestres (on trouve aussi les serpents pour les rampants).

Toute la littérature grecque est une violente insurrection de la raison (logos) contre ce genre d’opinions (mythos). C’est ici qu’intervient Platon, qui dans le Timée va tenter une hiérarchie raisonnée des âmes, correspondant à une hiérarchie des corps, et des rétributions métempsychotiques. C’est très simple, vous allez voir : si un homme s’est mal comporté, il se dégrade en femme, si la femme se comporte mal, elle se réincarne en oiseau, etc. Chaque échelon de la hiérarchie est justifié par un raisonnement, qui n’a aucune valeur logique, mais qui a simplement le mérite d’exister : dès lors qu’il y a un raisonnement, on n’est plus dans le mythos mais dans le logos, et c’est tout ce qui importe pour Platon. S’il y a tant d’animaux sur terre, dit Platon, c’est pour que les âmes soient rétribuées à leur juste valeur.

Platon et Aristote dans L’École d’Athènes, Raphaël (1510)

Du coup, quelle est cette hiérarchie ? Elle s’établit selon deux critères.

1- La pesanteur : les animaux bipèdes, plus légers, sont supérieurs aux animaux quadrupèdes, dont le poids est le signe d’un esprit lourd. Quant aux poissons, ils sont au dernier degré de l’absence d’élévation puisqu’ils sont carrément sous le niveau de la mer.

2-  La forme de la tête, critère subsidiaire. Tiens, ça me rappelle un certain Lavater

Valeur de l’âme, beauté du corps

Chez les grecs, vous le savez peut-être, il n’y a aucune différence entre beauté et bonté (la beauté est morale et la bonté est esthétique).  Or, la hiérarchie de Platon, qui suppose une valeur décroissante, n’est pas du tout celle d’une esthétique décroissante, en tout cas pas pour les grecs. Il y a en effet plusieurs contre-exemples :

1- Le chimpanzé  (πίθηκος en grec). Dans l’antiquité on le voyait comme un summum de laideur. Ce jugement a persisté tout le Moyen-Âge durant, on peut lire notamment une fable du XIIIe siècle qui s’appelle « Du singe qui disoit que ses singos estoient li plus biaus » : la morale, c’est qu’aussi laid soient-ils, on trouve toujours que nos propres enfants sont les plus beaux. Or le singe est l’animal le plus proche de l’humain-e physiquement (et c’est sans doute la raison pour laquelle les anciens le trouvaient laid). Aristote règle cet épineux paradoxe (enfin, ce qui leur paraissait un paradoxe) en niant toute capacité cognitive au singe, et Galien enfonce le clou en le traitant d’imitateur : c’est de cette idéologie que vient notre sot verbe « singer » (sot, parce que les singes sont de piètres imitateurs en réalité).

2- L’éléphant (ἐλέφαντος en grec) est visiblement un esprit très intelligent, mais il est laid. Toutes ses formes sont fondues, alors que le canon de beauté en Grèce ancienne, c’est que les parties du corps soient bien distinctes. Socrate dit dans le Timée de Platon : « Or tout ce qui est bon est beau et le beau n’est jamais disproportionné. Il faut donc poser en principe qu’un animal, pour être beau, doit avoir de justes proportions » (traduction Chambry).

Ce canon esthétique explique sans doute que les Vénus callipyges vérifient si leur fessier est bien distinct du dos

Aristote répond que la trompe, l’organe le plus laid des éléphants, leur sert de main, de tuba, ou même de cinquième pied en cas de besoin (ce dernier usage étant un pur délire du magister…) C’est donc précisément ce que la divinité a trouvé pour servir leur intelligence.

Je passe l’exemple du dauphin, qui est un poisson selon Platon, mais qui semble philanthrope et astucieux aux anciens eux-mêmes.

Ces exemples de raisonnements sur les animaux me confortent toujours dans mon pressentiment originel concernant la philosophie : à savoir, qu’elle n’a pas pour but le contenu du raisonnement, mais simplement le raisonnement lui-même ; qu’il s’agit seulement de proclamer : « Voyez, je n’ai pas des opinions, j’ai un avis critique et réfléchi sur la question ! »

J’expose tous ces débats pour bien que chacun constate qu’il n’y a pas de sagesse omnivore immémoriale. Les humain-e-s ont toujours méprisé les autres animaux pour de mauvaises raisons, jamais pour de bonnes. Ce n’est pas parce qu’une chose se fait depuis longtemps qu’on a trouvé la moindre justification valable de le faire.

 

L’intelligence est une bêtise, et autres paradoxes 12 février 2012

Filed under: de Guanaco,philosophie — VetG @ 20:28
Tags: , , , ,

De Guanaco 

En complément à l’article de l’elfe dans Les questions composent,  j’aimerais faire quelques détours sur les mots « extrémisme » et « juste milieu ».

1/ Extrémisme 

Le terme d’extrémisme témoigne de la pensée scalaire qui s’applique à des sujets d’éthique et de philosophie.

 

Voici ce que j’entends par la pensée scalaire

La pensée scalaire est très utile en science, où tout implique de connaître les mathématiques, et de mettre les choses sur une échelle de valeurs numérique. En philosophie, à mon avis, il faut se méfier de cette pensée, qui devient très vite aberrante.

 Petrus Camper (1722-1789), Transition de l’angle facial, du singe à queue jusqu’à Apollon

Camper, à la fin du XVIIIème siècle, hiérarchise les espèces animales en fonction de l’angle de la droite front-bouche avec l’horizontale. 42°, c’est le singe à queue, un vulgaire abruti. 58°, c’est l’orang-outan, un peu plus malin. 75°, c’est un jeune nègre : on n’en peut pas tirer grand chose, explique Camper, à peine quelques mots qu’il serait de mauvais goût d’appeler une langue. Pareil pour les kalmouks. 80-90°, c’est nous, les Européens, les plus intelligents encore en vie. 100° c’est les statues grecques, et notamment Apollon, un modèle de perfection et d’intelligence. Pour Camper, toutes les caractéristiques d’un individu (intelligence, bonté, courage…) se réduisent, en dernier ressort, à une valeur numérique.

Comment peut-on à ce point ignorer et aplanir les différences entre individus ?

Cette pré-science enfante au XIXème la « physiognomonie », l’étude des physionomies, qu’entreprend avec joie le suisse Johann Kaspar Lavater (1741-1801).

 Lavater, De la grenouille à Apollon

La supériorité de l’homme sur l’animal est ici prouvée par la pensée scalaire : l’angle est de plus en plus grand (quoique Lavater dessine très mal), montrant bien que la grenouille est conne comme un caillou, et qu’Apollon a un gros nez.

L’empathie est désactivée par la pensée scalaire, la pensée scientifique : c’est des hiérarchies à la Lavater qui permettent la vivisection des grenouilles en classe de science.

 « Oui, mais l’angle de son front avec l’horizontale est d’à peine 30°, alors bon… »

L’éthique n’est pas scalaire. Il ne s’agit pas de donner une valeur à tous les actes et de poser une addition pour mesurer la moralité. L’éthique, ça se sent. Les idées c’est pareil : il n’y a pas d’extrémisme dans les idées puisqu’il n’y a pas d’extrémité. Il n’y a pas d’extrémité puisqu’il n’y a pas d’échelle.

2/ Juste milieu

D’où vient cette idée de « juste milieu » ? Hélas, de très loin. En fait, pour retrouver un équivalent de cette expression, il faut parler latin.

Auream quisquis mediocritatem
diligit, tutus caret obsoleti
sordibus tecti, caret invidenda
sobrius aula.

Je suis bon avec vous, voici la traduction :

Qui sait chérir la médiocrité
Toute d’or, fuit autant la poussière
D’un vil réduit que le seuil tourmenté
D’une maison princière.

C’est l’Ode 10 livre II, d’Horace. Aurea mediocritas : le voilà, notre juste milieu. Qu’est-ce que ça veut dire, cette – littéralement – « modération dorée » dans la tête d’un latin ? Voulais-tu dire, Horace, que la valeur de toute chose suit une courbe de Gauss ?

 Courbe de Gauss

Mais alors, est-ce qu’il faut modérément de la modération ? Est-ce qu’il faut être modérément content-e de sa personne (Horace, on ne peut pas dire que tu aies été modéré là-dessus…) ?

En fait, ce qu’il entend par « modération », comme le montre l’évocation des « vils réduits », qui étaient bien dans la moyenne des habitant-e-s de Rome, c’est simplement : ce dont Horace lui-même a l’habitude. Le juste milieu, c’est un idéal conservateur : le trop, c’est ce dont on n’a pas l’habitude. Horace vit chichement, aux frais de son protecteur Mécène, et pour lui, le « vil réduit », c’est plus de pauvreté que d’accoutumée.

Ainsi, le contraire de l’aurea mediocritas, dans la tête d’un latin, c’est l’insolentia, l’insolence – ou étymologiquement l’insolite, l’inhabituel.

C’est dire si les végétalien-ne-s en France, vu leur représentation dans la population, sont tous insolites, insolent-e-s et extrémistes.